Asie - La crise de la mondialisation
1. La crise asiatique est une crise mondiale qui dépasse les
limites des marchés financiers. Des usines ont commencé à
fermer leurs portes et on assiste à des licenciements collectifs.
Les travailleurs immigrés sont rapatriés. Cette crise risque
d'entraîner une violente réaction politique accompagnée
d'une dégradation des droits de l'homme et du développement
d'une instabilité politique. Les travailleurs et leurs familles
payent le prix de l'échec des régimes politiques corrompus,
de la médiocrité de la gestion économique internationale
et du capitalisme de copinage. La crise risque également de se propager
et de se communiquer à l'économie mondiale, en particulier
si la région n'a d'autre choix que d'exporter les moyens qu'elle
a utilisés pour sortir de la crise. Au cours de la dernière
décennie, l'Asie a été le moteur de l'économie
mondiale. En se fondant sur une estimation prudente, on peut dire que la
crise actuelle risque d'anéantir un tiers de la croissance anticipée
pour 1998, dans la zone OCDE - ce qui fera toute la différence entre
la hausse et la baisse du chômage dans un grand nombre de pays.
2. La Conférence de Londres sur l'Emploi représente la
première occasion, pour une assemblée intergouvernementale
ministérielle, de réagir. Les ministres ne peuvent pas esquiver
la crise. Ils doivent lancer une action et :
- mettre en oeuvre une stratégie coordonnée de croissance
mondiale pour maintenir une croissance équilibrée et une
demande intérieure soutenue, notamment en Asie (§ 4) ;
- créer une Commission internationale qui aura pour mission de
formuler rapidement des recommandations en matière de réglementation
des marchés financiers internationaux, par le biais de la Banque
des Règlements internationaux, du FMI et de l'OCDE (§ 5-6)
;
- réformer les structures et les politiques du FMI et de la Banque
mondiale afin de garantir le respect des normes fondamentales du travail
et des droits de l'homme et de donner une dimension sociale aux programmes
de redressement (§ 7-8) ;
- veiller à ce que le système mondial d'échanges
et d'investissements garantisse les normes fondamentales du travail, démarche
qui se vérifiera tout d'abord par l'inclusion de normes du travail
et de l'environnement contraignantes dans l'Accord multilatéral
sur l'Investissement qui est en cours de négociation à l'OCDE
(§ 9) ;
- mettre en oeuvre une stratégie en matière d'employabilité
et d'intégration sociale grâce à la création
d'emplois de qualité, à l'apprentissage à vie, à
la mise en place d'un partenariat pour le changement sur le lieu de travail,
à des mesures actives visant le marché du travail, à
la lutte contre les bas salaires et à la suppression des "pièges"
du chômage et de la pauvreté dans les systèmes de prestations
sociales (§ 10).
3. Les syndicats constituent un élément majeur du fonctionnement
d'une société civile et sont essentiels à la réussite
de ces mesures. Il faut tout d'abord garantir les droits fondamentaux des
travailleurs à l'échelle mondiale et mettre au point un marché
du travail et des systèmes de sécurité sociale fonctionnant
correctement, afin de gérer le changement structurel d'une manière
acceptable par la collectivité. Les syndicats sont nécessaires
pour assurer la protection des travailleurs face à l'insécurité
croissante, contrôler la propagation des emplois précaires,
aider à lutter contre les bas salaires et intégrer les groupes
minoritaires dans la société. Dans leurs stratégies
de négociation collective les syndicats ont pris l'initiative, lors
des négociations, de donner priorité à l'emploi. Dans
une grande partie de la zone OCDE, ces dix dernières années
ont été marquées par la modération des salaires.
Nombreux sont les pays où les syndicats participent activement à
la mise en oeuvre de systèmes pour assurer l'apprentissage à
vie, et à l'application de mesures actives visant le marché
du travail. Au niveau de l'entreprise, ils jouent un rôle capital
pour permettre aux travailleurs de se faire entendre lorsqu'il est question
de changements structurels et technologiques. Les pouvoirs publics et les
employeurs doivent accepter et encourager la coopération active
des syndicats pour gérer les changements dans l'entreprise.
Une stratégie coordonnée de croissance mondiale
4. Le risque qui menace l'économie mondiale à la suite
de la crise asiatique est la déflation. Il est nécessaire
d'assurer une véritable coordination économique afin de soutenir
la demande intérieure et de stimuler la croissance. Il faut maîtriser
les effets de récession de la crise actuelle et pour ce faire :
- les Banques centrales des pays dont la monnaie est en hausse devraient
prendre des mesures en vue de rétablir les parités monétaires
qui reflètent les données fondamentales de l'économie
;
- au Japon, il faut accroître la consommation intérieure
et développer les investissements publics ; - aux Etats-Unis, il
faut maintenir une politique monétaire d'accompagnement ;
- en Europe, il existe des possibilités de croissance plus rapide
sans inflation. Une action concertée est nécessaire pour
fixer et maintenir de faibles taux d'intérêt réels
et il faut mettre en place, avec la constitution de l'Union monétaire
européenne, un cadre efficace favorable à la croissance et
à l'emploi en vue d'atteindre les objectifs d'emploi qui ont été
fixés lors du Sommet de l'Union européenne sur l'Emploi,
à Luxembourg ;
- il faut mettre au point des programmes d'infrastructure trans-européens
;
- en Russie, le gouvernement doit sortir du cercle vicieux de la crise
financière qui provoque le non paiement des salaires et se traduit
par des moins-values de recettes fiscales et une aggravation de la crise
financière ;
- les participants au G8 doivent unir leurs efforts afin de stimuler
la demande dans les pays en voie de développement.
Une structure de contrôle pour les marchés financiers
mondiaux
5. La crise financière asiatique a révélé
que le système destiné à maîtriser l'instabilité
découlant de la crise au Mexique, a été un échec.
Il est indispensable de doter le système financier international
d'une nouvelle architecture avant que ne s'aggrave le préjudice
causé à la croissance à long terme de l'emploi et
à la sphère réelle de l'économie.
6. Le G8 devrait créer une Commission internationale pour rendre
compte rapidement des changements institutionnels et des réorientations
nécessaires à la mise en place d'une structure réglementaire
internationale efficace. Cette Commission devrait aborder les points suivants
:
- le rôle de la Banque des Règlements internationaux (BRI),
du FMI et de l'OCDE ;
- la certification des marchés financiers offrant des risques
acceptables et les contrôles prudentiels ;
- l'extension de la portée des obligations de transparence, de
publication d'information et de réserves suffisantes imposées
aux banques ;
- une taxe internationale sur les transactions de devises ;
- des obligations de dépôt minimum pour freiner les flux
monétaires à court terme.
Réformer les institutions financières internationales
7. Il est urgent de réexaminer le rôle du FMI et de la Banque
mondiale, comme l'a demandé le Sommet des Nations Unies pour le
Développement social, réuni à Copenhague, de telle
sorte que les programmes de prêt aux pays qui ont des difficultés
de balance des paiements, se fondent sur la bonne gestion des affaires
publiques et le respect des droits de l'homme, l'accroissement de l'emploi
et la diminution de la pauvreté et non pas sur l'austérité
et la déréglementation. Les politiques mal inspirées
du FMI en matière de taux d'intérêt élevés
dans certains pays d'Asie ont aggravé les crises d'ajustement par
de sérieuses récessions. Les programmes entrepris en coopération
avec l'OIT doivent encourager le respect des normes fondamentales du travail
et des droits de l'homme.
8. Le Sud-Est asiatique a connu des années miraculeuses qui ont
dissimulé son échec dans la mise en place d'institutions
du marché du travail - et de syndicats en particulier - solides,
démocratiques et participatives. Les bonnes mesures à prendre
en vue de faire face à la crise dépendent de l'utilisation
de tous les moyens disponibles pour corriger ce déficit démocratique
; autrement, on risque d'assister à une violente réaction
contre les programmes d'ajustement structurel imposés et contre
les institutions elles-mêmes.
Les normes du travail, fondement de la stabilité politique
et de la démocratie
9. La sincérité des gouvernements en matière de
normes du travail sera rapidement mise à l'épreuve dans le
cadre des négociations de l'Accord multilatéral sur l'Investissement
(AMI) au sein de l'OCDE. L'AMI doit comporter une clause contraignante
obligeant les gouvernements à ne pas attirer l'investissement par
le biais de la suppression ou de la non application des normes nationales
du travail et des droits fondamentaux des travailleurs, reconnus à
l'échelon international. Un groupe de travail doit également
être établi à l'OMC afin de veiller à ce que
le système international d'échanges garantisse les droits
fondamentaux des travailleurs.
"Employabilité" et intégration sociale : le
point de vue d'une politique intégrée
10. Pour que la croissance se traduise par des emplois, il faut des
marchés du travail adaptables qui encouragent l'innovation, facilitent
les investissements en capital humain dans l'ensemble de la population
active et pendant toute la durée de la vie active, luttent contre
l'exclusion sociale et produisent des résultats équitables
et rationnels. Ce scénario est bien différent de la déréglementation
grossière des marchés du travail qui accroît les inégalités,
diminue la protection des emplois et entraîne davantage d'insécurité.
Dans le cadre de ce processus de changement, il faut mettre les travailleurs
en confiance et qu'ils se sentent en sécurité. Le rôle
des syndicats est fondamental pour parvenir à ce résultat
et ils sont disposés à travailler avec les pouvoirs publics
et les employeurs s'il existe un programme d'action positif en faveur du
changement. Il faut également que les travailleurs aient confiance
dans les systèmes de sécurité sociale et de politique
du marché du travail pour qu'ils puissent investir dans la formation,
le recyclage et qu'ils acceptent le changement. A cette fin, il faut élaborer
des politiques intégrées :
- Création d'emplois. Le potentiel de création d'emplois
est pratiquement illimité dans les secteurs où les besoins
sociaux ne sont pas satisfaits. Il y a une demande croissante de soins
de proximité de meilleure qualité pour les personnes âgées
et pour les enfants d'âge préscolaire. Les défis à
relever dans les domaines de l'éducation, des soins de santé
et du développement durable peuvent aussi entraîner la création
de nouveaux emplois. Lorsque le marché ne peut pas répondre
à ces besoins, l'action des pouvoirs publics et les mesures actives
en faveur de l'emploi doivent combler ce déficit. Il existe des
domaines où de nouveaux systèmes novateurs d'intervention
des pouvoirs publics (aide à l'emploi, redevances d'utilisation
et marchés publics) peuvent permettre au secteur public d'identifier
des besoins à satisfaire en associant prestations publiques et privées.
Des méthodes novatrices peuvent être adoptées également
dans le secteur social et le secteur coopératif.
- Mesures actives visant le marché du travail. Elles doivent
chercher essentiellement à remettre les chômeurs au travail
le plus rapidement possible et, lorsqu'elles réussissent, elles
sont de loin préférables à une garantie de ressources
reçue dans la passivité. Toutefois, leur efficacité
est optimale en présence d'une forte demande de main d'oeuvre. Elles
doivent avoir un caractère anticipatif - et permettre le recyclage
et les mesures de placement avant que le changement ne se produise et sans
aucun doute, avant d'entrer dans le chômage de longue durée.
L'expérience a montré que la meilleure solution consiste
à établir un lien entre les services de l'emploi, les organismes
de formation et les services décentralisés. Il est capital
que les syndicats participent à l'élaboration et à
la mise en oeuvre de ces mesures.
- Mise en oeuvre de l'apprentissage à vie. Il faut instaurer
un "partenariat social" impliquant la participation des syndicats,
des employeurs, des parents et des enseignants pour que l'apprentissage
à vie devienne une réalité et ne reste pas simplement
un slogan creux. Il faut en particulier :
. un accroissement de l'investissement public dans l'enseignement de
base, ciblé sur l'amélioration de la qualité du système
éducatif et visant en particulier les élèves susceptibles
d'abandonner leur scolarité et les défavorisés ;
. la concertation en vue de faire évoluer et d'améliorer
en permanence les pratiques éducatives ;
. l'élargissement de l'accès à l'enseignement postscolaire
et supérieur et la prise en compte de la formation des adultes ;
. l'introduction de critères comparatifs de performances des
entreprises de formation et de recyclage ;
. la participation des syndicats à l'élaboration, au suivi,
à l'évaluation et à la promotion des systèmes
relatifs à la certification des qualifications et des compétences
;
. le développement des plans de rotation du travail entre les
chômeurs de longue durée et les travailleurs souhaitant prendre
un congé de formation ;
. la création de banques de formation à l'intention des
petites et moyennes entreprises, avec la participation des partenaires
sociaux.
- Un partenariat pour le changement sur le lieu de travail. Les entreprises
doivent fonder leurs stratégies de compétitivité sur
la mise en place de "lieux de travail à haute performance et
faisant une large place aux connaissances" grâce à l'innovation
technologique et aux nouveaux modes d'organisation du travail fondés
sur des compétences plus élevées et plus diversifiées,
des relations professionnelles d'une grande fiabilité et moins hiérarchisées.
Trop peu d'entreprises ont suivi cette voie et un trop grand nombre demeurent
obsédées par l'idée de la flexibilité à
court terme qui se caractérise par des réductions d'effectifs,
la déstratification hiérarchique, et la sous-traitance. La
crainte et l'insécurité règnent dans l'entreprise
; la formation est négligée et les travailleurs manifestent
plus d'opposition que d'enthousiasme face au changement. Il faut que les
syndicats soient reconnus et puissent unir leurs efforts à ceux
des travailleurs pour faire en sorte que le changement sur le lieu de travail
s'opère dans des conditions optimales. Les pouvoirs publics peuvent
prendre des dispositions pour faciliter ce changement. Ils devraient créer
un climat de sécurité en instaurant une garantie de droits
fondamentaux de l'emploi. En associant politique novatrice et mesures d'incitation,
ils peuvent encourager la bonne pratique en matière de changement
sur le lieu de travail.
- Gérer l'aménagement du temps de travail et la prolongation
de l'apprentissage. Les gains de productivité des entreprises devraient
être plus largement répartis sous forme d'une diminution générale
du temps de travail et de création d'emplois.
. Cet objectif est réalisable lorsque les travailleurs participent
à la réorganisation du travail et à l'aménagement
du temps de travail. Dans le cadre de négociations élargies
intervenues dans différents pays et secteurs, les syndicats ont
conclu des accords sur des temps de travail flexibles en échange
de réductions de la durée du travail.
. Les travailleurs à temps partiel devraient bénéficier
des mêmes droits que les travailleurs à temps plein, de manière
à mettre le travail à temps partiel sur un pied d'égalité
avec le travail à temps plein et éliminer le travail à
temps partiel et le travail temporaire involontaires. Il serait ainsi plus
facile de réaliser un partage socialement acceptable du travail
et possible de choisir volontairement le travail à temps partiel.
. L'exploitation grossière sous forme de "contrats à
heure zéro" et d'emplois occasionnels doit être réglementée.
. L'économie "fondée sur le savoir" et l'orientation
vers une société de l'information exigent d'allonger le temps
d'apprentissage des travailleurs pour qu'ils puissent s'adapter au changement
structurel et aux innovations en matière d'organisation des entreprises.
Il serait donc utile que la réduction et l'aménagement du
temps de travail servent aussi à consacrer plus de temps à
l'apprentissage et à la formation par, et dans, les entreprises
ce qui peut véritablement faire partie d'une stratégie de
l'apprentissage à vie.
- Supprimer les bas salaires. Augmenter le nombre d'emplois à
bas salaire n'est pas une solution acceptable au problème du chômage.
Les chômeurs pauvres se transforment en travailleurs pauvres et pays
et entreprises élaborent des stratégies de concurrence fondées
sur des bas salaires et une organisation du travail désuète.
Les travailleurs à bas salaires restent souvent bloqués dans
ces emplois, la pauvreté des ménages s'intensifie et la cohésion
sociale se trouve menacée. Il y a lieu de mettre au point une stratégie
de création d'emplois et de lutte contre les bas salaires et l'exclusion
sociale. Il faut, pour fixer les salaires plancher qui éliminent
l'exploitation des travailleurs à bas salaires, reconnaître
le rôle que doivent jouer les salaires minimums fixés par
la loi et par les négociations collectives. Un salaire plancher
fixé de manière équitable peut encourager l'adoption
concertée de mesures destinées à améliorer
la productivité des travailleurs, notamment dans les secteurs à
bas salaires. L'expérience d'un certain nombre de pays a révélé
que les salaires minimums peuvent permettre de lutter efficacement contre
la pauvreté sans porter préjudice aux perspectives d'emploi.
Le système des prélèvements et prestations a un rôle
complémentaire important à jouer. Dans certains pays, les
systèmes de crédits d'impôt se sont révélés
efficaces pour diminuer la pauvreté des ménages à
faibles revenus. Ils représentent une forme essentielle de solidarité
mais non pas une panacée pour régler tous les problèmes
d'inégalité occasionnés par le marché du travail.
Conclusion
11. Il incombe à la réunion des ministres des Finances
et du Travail du G8, réunis à Londres, d'assurer la bonne
gestion de la nouvelle économie mondiale. Dans la perspective du
Sommet de Birmingham, les ministres doivent prendre des mesures de gestion
économique en vue de reconstruire les liens entre le système
financier international et l'économie réelle et entre le
développement économique et la cohésion sociale.